V19 – Greffe, Bouture et creolisation : Jardins de mots et de sens chez Kincaid

Pauline Amy de La Bretèque
Université Sorbonne
Contact : Pauline Amy de La Bretèque, Université Sorbonne
pauline.amydelabreteque@gmail.com

To cite this article :

[Pauline Amy de La Bretèque. « Greffe, bouture et creolisation : Jardins de mots et de sens chez Kincaid. » Wagadu: A Journal of Transnational Women’s and Gender Studies, Summer 2018, vol. 19, pp. 53-64]


Abstract

Kincaid aborde la botanique comme cadre de réflexion sur la colonisation, l’identité et la créolisation. Comment la créolisation est-elle exprimée à travers la métaphore botanique ? La greffe et la bouture participent d’une « éco-poétique » de la créolisation : les mots se greffent, produisant un texte qui se créolise.

Les écrits botaniques de Jamaica Kincaid remontent aux années 1990, années durant lesquelles elle a publié une série d’articles dans The New Yorker. La publication de deux ouvrages, My Garden (Book): en 1999 et Among Flowers en 2005, s’inscrit dans la continuité des travaux parus dans ce magazine. Kincaid, originaire de l’île d’Antigua, vit à présent dans le Vermont où elle cultive son jardin, fait des commandes de plantes onéreuses aux pépinières et part en exploration dans l’Himalaya afin de récolter des graines. My Garden (Book): et Among Flowers dépeignent bien sûr ces activités mais vont au-delà d’un simple intérêt du jardinage pour le jardinage. Kincaid aborde la botanique et le jardinage comme cadres de réflexion métaphoriques sur la colonisation, l’identité et la créolisation.

Dans cet article, je m’intéresserai particulièrement à la poétique de créolisation dans Among Flowers et My Garden (Book):. La créolisation, telle qu’elle a été définie par Édouard Glissant, est «une rencontre d’éléments culturels venus d’horizons absolument divers et qui . . . s’imbriquent et se confondent l’un dans l’autre pour donner quelque chose d’absolument imprévisible, d’absolument nouveau et qui est la réalité créole » (Glissant, 1996, p. 15). Le concept de créolisation est un concept clef dans la représentation de la Caraïbe. La quasi-extermination des populations amérindiennes, l’installation de colons européens, l’importation d’esclaves d’Afrique de l’Ouest puis de travailleurs venus d’Asie en font un espace exceptionnellement divers et unique, puisqu’aucune population ne peut se proclamer originaire de cette région.

Le processus de créolisation rejoint le principe du procédé de greffe qui consiste à unir une partie d’une plante et une partie d’une autre dans le but de former une plante nouvelle. De plus, la question de la créolisation implique celle de l’exil qui est essentielle à la colonisation mais aussi à un monde globalisé. C’est là que l’image de la bouture, ce fragment végétal que l’on détache d’une plante et que l’on place dans un milieu où il prend racine et se développe en une plante complète, reflète le processus de créolisation. La problématique de l’adaptation et de l’acclimatation est centrale dans les écrits botaniques de Jamaica Kincaid, qu’il s’agisse de son voyage dans l’Himalaya ou de ses réflexions sur la notion de jardin botanique.

Dans un premier temps, j’analyserai le jardin comme espace de la créolisation et la manière dont les procédés de greffe et de bouture participent d’une créolisation botanique. Je montrerai aussi l’importance de cette créolisation botanique dans la redécouverte et la réappropriation de l’environnement, passage nécessaire de la quête identitaire et de la décolonisation de soi. Dans un deuxième temps, j’envisagerai la greffe et la bouture comme métaphores de l’entreprise coloniale et leur lien avec une créolisation culturelle. Là, je soulignerai la différence primordiale entre les métaphores de la greffe et de la bouture et les problèmes que celles-ci soulèvent. Je terminerai par une analyse de la greffe et de la bouture comme procédés linguistique et artistique participant d’une « éco‑poétique » (Savory, 2011) de la créolisation.

Greffe et bouture : une créolisation botanique

Le paysage de la Caraïbe a été profondément transformé par la colonisation. Les ressources de la nature caribéenne ont été exploitées quasiment jusqu’à épuisement et beaucoup d’espèces se sont éteintes au cours des deux derniers siècles. Selon Édouard Glissant (1981), le système des plantations a complètement aliéné l’homme de son environnement dans les Caraïbes. La nature a été réduite à sa fonction économique et le colonialisme a véritablement produit de nouveaux paysages (Mastnak, Elyachar et Boellstorff, 2014). De plus, la représentation des paysages caribéens n’a longtemps été faite que d’un point de vue européen. Kincaid dans Lucy, dénonce la vision de la nature imposée par l’éducation coloniale, notamment à travers le poème de Wordsworth « I Wandered Lonely as a Cloud » décrivant un parterre de jonquilles. Elle voue une haine aux jonquilles car ces fleurs lui ont été imposées comme symboles du printemps. Or, pour elle qui avait grandi dans les Caraïbes, les jonquilles, et même le printemps ne faisaient référence à rien de connu. Andrée-Anne Kekeh-Dika qualifie les jonquilles de Wordsworth chez Kincaid de « résidu marquant de l’imposition d’un savoir colonial aliénant » (Kekeh-Dika, p. 40). Maryse Condé insiste sur la nécessité de s’affranchir de l’identification à la nature européenne : « La connaissance du moi n’est pas possible sans l’appropriation de l’univers géographique qui le sous-tend. » (Condé, 1998, p. 2). C’est pourquoi Glissant souligne la nécessaire re-présentation et ré-imagination du paysage caribéen par les Caribéens eux-mêmes, notamment par la littérature. Ainsi, à travers ses écrits botaniques, Kincaid se réapproprie la nature, elle la représente à nouveau et, elle va plus loin que cela puisqu’elle reproduit dans My Garden (Book): la Caraïbe par la carte de l’archipel formée par les parterres de fleurs (pp. 7-8). Kincaid réinvente ses relations avec la nature, qui ne sont plus aliénées par l’intermédiaire colonial puisqu’elle entretient un lien physique avec les plantes qu’elle cultive : elle recrée cette nature de son propre point de vue.

La nature caribéenne comporte de nombreuses plantes importées durant la période coloniale. Des espèces végétales maintenant considérées comme emblématiques du paysage caribéen sont en fait venues d’ailleurs : l’arbre à pain par exemple, a été importé d’Océanie pour nourrir les esclaves, la canne à sucre, élément majeur du paysage caribéen, est originaire de Nouvelle-Guinée ou encore le café, venant d’Afrique et d’Asie. Les esclaves eux-mêmes ont apporté avec eux des graines lors de la traversée de l’Atlantique, ce qui explique à l’heure actuelle la présence d’ignames originaires d’Afrique dans la Caraïbe par exemple. De même, Jamaica Kincaid conçoit un jardin dans le Vermont à partir de plantes venues de divers horizons. Ainsi, par le jardinage, l’écrivaine recrée et réinvente la nature caribéenne dans sa diversité : des plantes venant de partout, rapportées de l’Himalaya même, qui se mêlent et s’imbriquent dans un même espace, celui du jardin. De plus, elle décrit au début de My Garden (Book): son jardin et les différentes espèces qui s’y entremêlent. Elle écrit à propos de la Wisteria floribunda (la glycine du Japon) :

it throws out long, twining stems, mixing itself up with the canes of the Rosa ‘Alchymist,’ which is growing not too nearby, mixing itself up with a honeysuckle (Lonicera) and even going far away to twine itself around a red rose (Rosa ‘Henry Kelsy’). (p. 11)

Ce passage évoque l’entrelacement des différentes plantes, qui viennent toutes de régions différentes du monde : la glycine floribonde vient du Japon (importée aux États-Unis dans les années 1830) et la rose, originaire de Chine, est l’une des espèces végétales qui a subi le plus de modifications et d’hybridations : la Rosa ‘Henry Kelsey’ et la Rosa ‘Alchymist’ sont toutes deux des roses hybrides modernes, issues de greffes. D’autres plantes greffées sont mentionnées, comme les delphiniums par exemple ou le Lilium orientalis. Ce jardin que Kincaid recréé dans le Vermont reflète la diversité de celui de ses parents à Antigua qui comportait un arbre à pain, des cannes à sucre, un corossol et un papayer originaires d’Amérique Centrale. Dans Among Flowers, elle mange au Népal des christophines, un légume qui pousse aussi dans les Antilles : le même légume peut être consommé d’un bout à l’autre de la planète (p. 43). Elle retrouve aussi dans un village de l’Himalaya des plantes du Mexique comme le bougainvillier (p. 65).

Il faut tout de même préciser que Kincaid elle-même ne pratique pas de greffe, procédé qui, contrairement à la bouture, est difficilement réalisable par les jardiniers amateurs, mais plutôt réalisé par les pépiniéristes auxquels Kincaid achète ses plantes. La greffe est une pratique complexe qui demande du matériel spécifique puisqu’elle consiste à implanter un bourgeon ou un fragment de plante dans les tissus d’une autre plante ou de la même plante. La bouture, au contraire, ne requiert aucun matériel, puisqu’il s’agit simplement de détacher un fragment d’une plante et de le laisser prendre racine et se développer en terre. Le jardin de Kincaid comporte une grande diversité de plantes mais une attention particulière est accordée aux plantes « indigènes » à son jardin, comme les roses de Mrs. Woodworth qu’elle tient absolument à conserver.

« The garden was to me more than the garden as I used to think of it » (p. 6). Ici, Kincaid affirme clairement que son jardin est plus qu’un jardin : elle injecte, ou plutôt elle greffe du sens au végétal. L’auteure et son mari achètent une maison ayant appartenu à Robert Woodworth, un ancien botaniste. Ses trois fils viennent récupérer dans la maison les choses qui leur tiennent à cœur : l’un d’entre eux prend des boutures des roses de sa mère, qui elle-même les avait prises dans le jardin de sa propre mère. La valeur affective et spirituelle des végétaux est ainsi mise en valeur. Un peu plus loin dans My Garden (Book):, un paysagiste conseille à Kincaid de couper les arbres dans son nouveau jardin puisqu’ils ne présentent aucun intérêt botanique. Après quoi Kincaid va s’excuser auprès des arbres : « I do not find such a gesture, apologizing to the trees, laughable. » (p. 34). Par le jardinage et les techniques d’hybridation que sont la greffe et la bouture, Kincaid renouvelle ses relations avec la nature. Elle représente aussi une nature créolisée, issue du mélange entre diverses espèces de plantes. La nature n’est pas réduite à sa fonction économique. Le jardin est ainsi perçu comme un espace de créolisation et d’hybridation où la nature à laquelle Kincaid greffe du sens, retrouve une valeur spirituelle.

Métaphore botanique de la colonisation et de la créolisation

DeLoughrey, Handley et Gosson établissent un parallèle entre créolisation culturelle et créolisation botanique : « [there are] Inextricable links between the history of human and botanical transplantation, the region’s cultural and social hybridity, and the fate of the landscape’s biodiversity » (2005, p. 19). La Caraïbe est en effet un espace où les êtres humains (venus d’Europe, d’Afrique ou d’Asie), comme les plantes, ont été transplantés dans un nouvel environnement. Les plantes dans les œuvres botaniques de Kincaid semblent donc représenter la population des Caraïbes. Ainsi, différentes cultures venues avec ces populations, à l’image des plantes, ont été bouturées dans la Caraïbe, où elles s’adaptent à leur nouvel environnement.

À travers le jardin, Kincaid affirme le caractère hybride et créolisé de la nature caribéenne. Selon Jonathan Stouck (2005), revendiquer la créolisation de la nature, c’est revendiquer celle de ses habitants :

Like plants, people must have a firm ground or basis on which to develop their sense of self, yet must also seek new possibilities in rhizome-like migrations. The garden is a vital metaphor for contemporary identity negotiations not only in its history, which addresses issues of belonging and exclusion, but also in its potential for both propagation and differentiation. (p. 120)

Les jardins et les paysages sont le reflet de l’histoire (l’histoire coloniale et celle des plantations) mais sont aussi espaces d’échange et d’interaction. Alors, la bouture peut être perçue comme une métaphore de la migration et de l’exil, de la transplantation des êtres humains et du bouturage de leurs cultures. Une fois transplantées, ces différentes cultures se greffent les unes aux autres pour former quelque chose d’absolument nouveau qui est la réalité créole. Ces greffes, ces créolisations culturelles sont le résultat d’un processus forcé et violent qui est celui de la colonisation et de la déportation, de la violence originelle du passage du Milieu, décrit par Édouard Glissant comme un « gouffre-matrice » et de « l’arrachement » (Glissant, 1990, p. 17) au pays d’origine. Les plantes du jardin de Kincaid, leurs mélanges et leur diversité seraient donc autant d’images de la culture caribéenne, issue du déracinement, de la bouture puis de la greffe de différentes cultures venues d’horizons différents. Ainsi, toutes ces plantes bouturées s’imbriquent et font partie à présent d’un paysage unique et nouveau, celui de la Caraïbe, paysage créolisé.

Cependant, le jardinage n’est pas seulement le reflet du processus de créolisation : il est aussi l’art du colonisateur. Il existe un lien intrinsèque entre colonisation et botanique. En effet, le développement de la botanique telle qu’on la connaît aujourd’hui est le produit de l’expansion coloniale européenne. La botanique au XVIIIème siècle ne s’intéresse plus seulement aux propriétés des plantes mais surtout à leur classification. L’exploitation de la nature dans les colonies pour le profit exigeait une connaissance bien précise de cette nature : pour la maîtriser physiquement, il faut aussi la maîtriser d’un point de vue épistémique. Avec le siècle des Lumières, sa dénonciation des superstitions et du mysticisme, ses progrès scientifiques, la connaissance du monde doit être mise en œuvre par la science. Selon cette nouvelle conception du monde, la nature n’est plus à craindre ou à idolâtrer, elle est maîtrisable et au service de l’homme. Il existe ainsi des explications rationnelles des phénomènes naturels dans les livres, ou dans les catalogues : « I have a book that tells me what to do with everything in the garden » (Kincaid, 1999, p. 20).

La rationalisation de la nature s’accompagne de la création d’un système de nomenclature, celui de Linné. Carl von Linné, un botaniste suédois, met en place au XVIIIème siècle un système de nomenclature binominale pour les animaux, les végétaux et les minéraux qui s’imposera comme système officiel de classification. Ce système a pour but d’éviter d’employer les noms vernaculaires des plantes et des animaux, en les remplaçant par un binôme (c’est-à-dire bi-noms) composé d’un nom et d’un adjectif épithète. Or, comme le précise le titre d’un des chapitres de My Garden (Book): : « To name is to possess » (p. 114). Les puissances européennes, pour maîtriser la nature des colonies dont elles ne connaissaient rien, firent appel aux savoirs et connaissances des populations indigènes. Une fois les informations obtenues, elles ont pu être réappropriées et classées dans un système scientifique européen (Schiebinger & Swan, 2007). Il en résulte une violence épistémologique de désappropriation et de colonisation du discours environnemental, comme le soulignent DeLoughrey, Gosson et Handley (2005) : « The flora, fauna, and humans that were captured and transported lifeless to European metropoles for analysis, documentation, and display attest to the epistemic violence of the production of natural knowledge » (p. 7).

Dans ses œuvres, Kincaid pose clairement un parallèle entre colonisation et jardinage : dans les deux cas, le jardinier et le colonisateur ont un désir pour une chose lointaine, pour l’Autre, et veulent le / la posséder. Dans Among Flowers, Kincaid définit ainsi le jardinier : « a gardener is a person who at least once in the gardening year feels the urge to possess completely at least one plant » (p. 32). Le sentiment d’un collecteur de graines, lorsqu’il rencontre une plante rare dans la nature, est celui d’être tout-puissant : « they feel godlike, as if they had invented [it] » (pp. 32-33). Lorsqu’elle se trouve au Népal, elle admet penser essentiellement à son jardin : « How would this look in the garden? » se demande-t-elle. (p. 44). Elle prend la place de l’explorateur botaniste colonial, prend possession de la nature et se fait servir par les sherpas. Elle décrit à plusieurs reprises l’absurdité de leur faire porter tous les éléments du confort occidental. « They should bend to our demands, among which was to make us comfortable when we wanted to be comfortable. We were used to being comfortable in our native societies (Britain …; America …) » (p. 84). L’exploration prend alors une dimension économique et la narratrice semble assumer une attitude consumériste dans sa pratique du jardinage. Les plantes dans My Garden (Book): sont effectivement réduites à des objets de consommation que l’on commande dans un catalogue (pp. 14-15). Dans Among Flowers, elle considère la région himalayenne comme mystérieuse, ses jardins comme des jardins d’Eden, sa nature vierge et sauvage (p. 140).

Le jardinage est une tradition bourgeoise qui fait entièrement partie de la culture anglaise : Kincaid cite des extraits d’écrits d’auteurs anglais sur les jardins dans My Garden (Book):, notamment Miss Gertrude Jekyll (p. 72). Dans Among Flowers, le jardinage apparaît alors comme un art de maîtrise et d’appropriation de la nature : « I came to realize that the garden itself was a way of accommodating and making acceptable, comfortable, familiar, the wild, the strange » (p. 44).

Les jardins botaniques reflètent l’institutionnalisation de cette maîtrise de la nature. Ils sont les lieux de l’exposition de l’entreprise et de l’expansion coloniale. Mais ce sont aussi des lieux d’expérimentation : des greffes, des observations sur les capacités d’acclimatation des plantes sont réalisées dans les jardins botaniques de l’empire colonial. La greffe est une hybridation forcée et accélérée pour des raisons économiques et épistémiques. La greffe, et donc l’hybridation, prend alors une dimension artificielle et utilitaire : elle devient contre-nature. Avec la rationalisation des sciences, une instrumentalisation de celles-ci a été mise en place pour justifier des règles sociales. C’est ce qu’affirme Carolyn Merchant (1995):

The scientific rationale of objectivity can legitimate control over whatever has been assigned by culture to a lower place in the “natural” order of things. It thus maintains a hierarchical domination of subject over object, male over female, and culture over nature. (p. 61)

L’hybridation dans la société est étiquetée « contre-nature », à l’image de celle que l’on opère dans des laboratoires par des procédés de greffes et de boutures. En réalité, l’hybridation et le mélange des végétaux sont des phénomènes naturels. S’opposent ainsi une hybridation accélérée, forcée, artificielle et une hybridation naturelle qui ne peut être contrôlée et que la nature réalise par elle-même. Dans la Caraïbe, la bouture est alors un phénomène artificiel, provoqué par l’homme dans le cadre de la colonisation et de la déportation, du déracinement de populations africaines, et dans celui de l’exil, n’oublions pas que Kincaid elle-même est une auteure antiguaise « transplantée » puis « bouturée » aux États-Unis. À partir de là, un processus de créolisation naturel, lent mais inévitable, s’est mis en place, mais qui se différencie de la greffe par son aspect imprévisible.

Les écrits botaniques de Kincaid sont structurés par la place paradoxale qu’occupe la narratrice : elle condamne la colonisation d’un côté, et d’un autre côté, elle semble elle-même pratiquer consciemment la maîtrise de la nature à l’image du colonisateur, peut-être dans le but de mettre en exergue ce système de domination. Cependant, ce discours reflète l’ambivalence de son rapport à la botanique. L’auteure dénonce dans Among Flowers l’aspect commercial du jardinage et l’absurdité d’aller collecter des graines en Himalaya et explique que les sherpas se moquent des pépiniéristes et botanistes occidentaux : « finding us and our obsession of their native plants ridiculous . . . But we had paid for this . . . » (p. 163). La gêne de la narratrice est perceptible à travers les relations que les visiteurs occidentaux entretiennent avec les populations locales, largement ignorées. À la fin de leur voyage, elle décrit l’impression que la récolte de graines ne suffit pas à exprimer leur expérience : « the impressive collection of seeds that we had made was not enough » (p. 167).

Il est intéressant de noter que Kincaid s’étonne de la possibilité de cultiver la terre sans raison particulière : ni pour se nourrir (à l’image des provision grounds des esclaves) ni pour des raisons de profit (à l’image des plantations de canne à sucre). Le jardinage est donc non seulement l’assouvissement d’un désir de possession, mais aussi un plaisir esthétique. Dans Among Flowers, Kincaid décrit les jardins d’un petit village de l’Himalaya : « Every house was surrounded by a food garden …  the way they grew food, squash vines, for instance, carefully trellised and then allowed to run onto the roof of a nearby building, was so beautiful, it became a garden » (p. 65). Le jardin potager peut donc aussi acquérir une valeur artistique.

« Une éco-poétique » de la créolisation

Il est tout d’abord nécessaire d’interroger la pertinence du terme d’« éco-poétique » (Savory, 2011) ou de « poétique d’éco-relation » (Braziel, 2005, p. 110), ainsi que les liens que tisse Kincaid entre jardin et littérature. My Garden (Book): et Among Flowers portent une attention particulière à l’esthétique du jardin : Jamaica Kincaid se demande si les plantes qu’elle observe dans l’Himalaya conviendraient dans son jardin. Dans My Garden (Book):, il est question d’un livre de Gertrude Jekyll intitulé Colour Schemes for the Flower Garden : Jekyll y donne des instructions sur l’assortiment des fleurs pour que le jardinage devienne « a fine art » (p. 92). Cependant, cette rigidité esthétique ne convient pas à Kincaid, qui décide de ne pas cultiver un jardin conventionnel (comme le parterre de fleurs dans son jardin dont la forme d’archipel semble étrange à toutes les personnes qui lui rendent visite). Le jardin devient alors le reflet de son jardinier qui, comme l’écrivain, est en quête artistique du beau : « it becomes the place of great beauty which the particular gardener had in mind » (Kincaid, 1999, p. 111). Le jardin est pour le jardinier ce que le livre est pour l’écrivain. Cependant, il émane une différence notoire entre livre et jardin lorsque Kincaid affirme que le jardin meurt avec son jardinier (p. 111). Ce qui n’est pas le cas du livre, qui lui, continue d’exister sans son auteur.

L’absence totale d’autonomie du jardin par rapport à son jardinier, c’est-à-dire le contrôle que ce dernier exerce sur son œuvre doit cependant être remis en question tandis que l’on discerne une certaine imprévisibilité dans le jardin. « My garden has no serious intention, my garden has only series of doubts upon series of doubts. » (Kincaid, 1999, p. 15). Le jardinier perd la maîtrise de son œuvre : la glycine ne fleurit pas au bon moment, elle forme des tiges qui s’entremêlent aux autres plantes. Cette glycine est pour Andrée-Anne Kekeh-Dika « Une contre-figure : éloge du désordre et de l’indiscipline » (Kekeh-Dika, p. 104). La nature est incontrôlable, elle se mélange et se créolise naturellement.

Le jardinier, tout comme l’auteur, est à l’origine de son œuvre, mais la nature, comme la littérature, ne peut être rationalisée et entièrement contrôlée. Ainsi, de nombreux parallèles sont tissés entre lecture et jardinage. Kincaid s’appuie sur le jardinage pour amplifier la variété de ses lectures, et, vice versa sur ses lectures pour cultiver son art du jardinage : les deux arts sont donc liés. Elle mentionne d’ailleurs l’autorité qui se dégage des livres des botanistes : l’autorité au sens de l’influence scientifique mais aussi au sens de la production littéraire. Kincaid n’écrit-elle pas elle-même sur son activité de jardinage ? Le jardin est donc source d’inspiration pour l’écrivain, et le livre source d’inspiration pour le jardinier.

L’écrivaine met ainsi en avant le côté imprévisible de la nature, et donc la fertilité artistique du jardinage. Elle remet en cause des principes esthétiques rigides et l’idée d’une maîtrise totale de la nature. Ces remises en question passent également par celle du langage scientifique. Kincaid emploie constamment la nomenclature de Carl Von Linné. Mais tandis qu’elle l’emploie, elle l’ébranle et la discrédite : Pourquoi le Lilium orientalis ou « Black Beauty » n’est-il pas noir ? (p. 23) De même, elle réexamine la mise à l’écart des noms vernaculaires.  Elle dit à propos de la rose de Noël ou Christmas Rose : « and sometimes [people] actually say Helleborus niger, but why? the common name sounds much better, the way common names always do » (p. 72). L’ébranlement du discours scientifique se fait également d’un point de vue poétique par la présence presque exhaustive, étouffante, envahissante des noms scientifiques (pp. 26-8). De plus, ce langage scientifique est paradoxalement mêlé à l’incertain : « Why is my Wisteria floribunda, trained into a standard so that it eventually will look like a small tree, blooming in late July, almost August, instead of May, the way wisterias in general are supposed to do? » (p. 11). Puis la nomenclature de Linné, précise et stable, se retrouve intégrée à une série de questions sans réponses qui ébranlent cette autorité scientifique : « What to do? . . . What should I do? What am I to do? …  And what is midsummer anyway? What should I do with such a thing? » (pp. 11-13). La poétique de Kincaid est une poétique du doute et de l’opacité : elle remet en question le langage scientifique, mais aussi le sens des mots en général et ouvre une réelle discussion sur le langage à travers la botanique. Les mots s’imprègnent d’un sens nouveau, ils ne sont plus inertes et acquièrent une certaine organicité. Kincaid écrit d’ailleurs : « the garden for me is so bound up with words about the garden, with words themselves, that any set idea of the garden, any set picture, is a provocation to me » (Kincaid, 1999, p. 7).

Le titre My Garden (Book): indique la superposition entre livre et jardin. Ce titre est ambivalent : s’agit-il d’un livre à propos de son jardin ou bien est-ce une manière de dire qu’elle ne sait pas comment nommer sa création, car son jardin est un livre et son livre est un jardin ? Pour Andrée-Anne Kekeh-Dika, la parenthèse du titre « ouvre une double porte » puisque « l’essai est simultanément jardin et livre » (Kekeh-Dika, p. 117). La structure du livre My Garden (Book): est d’ailleurs comme un jardin, rythmée par les saisons : les chapitres sont intitulés « The Season Past », « Winter » et « Spring » dans la dernière section, ainsi le printemps vient à la fin, indiquant un renouveau, une certaine fertilité du livre.

Andrée-Anne Kekeh-Dika lit également la parenthèse dans le titre de My Garden (Book): « comme le signe d’une pénétration dans le champ du botaniste ». La parenthèse est employée dans la nomenclature botanique pour mentionner les initiales du premier botaniste à décrire l’espèce dans un genre différent. « Kincaid . . .  se désigne ainsi comme l’origine et la signataire d’un ordre nouveau. Il n’y a pas de nom propre dans l’espace de la parenthèse de Kincaid contrairement à la parenthèse botanique, mais le « je » y manifeste sa présence par des apartés renvoyant sans ambiguïté à la voix énonciative qui y laisse les traces de ses doutes, questionnements ou certitudes » (Kekeh-Dika, p. 113). Les parenthèses sont pour Kincaid une autre manière de remettre en cause l’autorité de la nomenclature scientifique aux dépens des noms vernaculaires. « Ce qu’indique alors la parenthèse, c’est la possibilité pour la voix « sans nom » d’occuper un lieu de notoriété dévolu au savoir botanique et de proposer une vision modeste du monde, une voix moins péremptoire, dénuée de l’assurance et de la toute-puissance de celle qui décide de l’attribution du nom propre » (Kekeh-Dika, p. 114)

Les parenthèses sont omniprésentes et ajoutent toujours plus de sens, d’informations. Le passage ci-dessous de My Garden (Book): me paraît concentrer ce processus de bourgeonnement, de floraison et de créolisation du sens :

Oh, the deliciousness of complaining about nothing of any consequence and that such a thing should be the case in a garden: because, (again) that wisteria blooming now (or then) so close to the buddleia, which in turn is not too far from the Phlox paniculata ‘Nohr Leigh,’ which is also somehow in the middle of the Phlox paniculata ‘David,’ is all pleasing to my eye, as I was looking at it then (now); at that moment of the wisteria, turning left or right (counterclockwise or clockwise), this is what I could see in front of me, this is what might be the zenith of summer in this (my) garden. (p. 22)

Ce passage met en lumière plusieurs choses : tout d’abord, visuellement, la multiplicité des parenthèses qui contiennent toujours plus de sens et se greffent au reste de la phrase pour former un sens nouveau, créolisé. Le texte n’est pas inerte, il est vivant, organique et s’étend en un buisson d’épanorthoses : il revient constamment sur lui-même pour se corriger et ajouter du sens (lorsqu’une affirmation est jugée trop faible, il y ajoute une expression plus frappante et énergique). « Épanorthose » vient du grec epanorthosis (« redressement »), de orthos (« droit ») : le texte tente de se redresser, alors que celui des plantes est impossible (la glycine s’enroule dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans le sens inverse). La parenthèse est un « lieu du non-fixe », à l’image des deux points laissés en suspens dans le titre qui « laissent entrevoir un chemin non balisé loin « des voix toutes faites » des mots » (Kekeh-Dika, p. 117).

Le passage de My Garden (Book): cité ci-dessus est aussi marqué par la quasi-absence de points, la longueur de la phrase et surtout les digressions constantes du texte. Son redressement est donc impossible puisque des digressions lui sont greffées en plus des épanorthoses, nous donnant l’impression que le texte s’enroule sur lui-même, à l’image des tiges de la glycine. La mention des adverbes « now » et « then » font écho à son roman See Now Then, comme bouturé dans My Garden (Book): ­(ou, inversement, certains passages de My Garden (Book): sont comme bouturés dans See Now Then, publié postérieurement). Le texte comporte de nombreuses répétitions, notamment celle de la question « What to do? » dont les rejets envahissent le texte. Quant à l’étymologie de « greffe », le terme vient du latin graphium (lui-même une dérive du verbe grec désignant l’écriture) signifiant stylet, poinçon, outils de gravure et d’écriture, faisant ainsi écho au caractère organique du texte de Kincaid dans lequel les répétitions, les références, les analepses sont florissantes tels les rejets d’une plante à partir de sa souche. Les parenthèses sont visuellement comme des rejets, de nouvelles tiges nées à partir de la phrase précédente.

Ainsi, le terme d’« éco-poétique » (Savory, 2011) de la relation caractérise bien la poétique de Kincaid dans la mesure où les mots deviennent des plantes que l’on greffe et que l’on bouture, qui se lient les uns aux autres pour former une réalité nouvelle et imprévisible qui est un texte créolisé ou se créolisant, puisque le sens n’y est pas fixé. Les textes de Kincaid sont des jardins de mots et de sens. Ils acquièrent une organicité interne qui s’étend à d’autres œuvres. Le texte, comme le jardin, est un lieu de manifestation du pouvoir et de la volonté de maîtrise de la nature, mais également un lieu de rencontre, de création, d’incertitude, de renouvellement et de créolisation.


Références

Braziel, J. E. Caribbean Genesis. Jamaica Kincaid and the Writing of New Worlds. Albany: SUNY Press. 2011. 110-126.

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